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Changer de prénom Une sociologie des usages de l’état civil

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PRENOM CHANGEMENT

Le présent rapport constitue le rapport scientifique d’une recherche réalisée avec le soutien du GIP Mission de recherche Droit et justice (convention n°210.10.20.09) son contenu n’engage que la responsabilité de ses auteurs 

L’objectif de cette recherche était de comprendre la procédure de changement de prénom, qui existe sous la forme actuelle depuis 1993 (Loi n° 93-22 du 8 janvier 1993 modifiant le code civil). Depuis vingt ans, donc, une personne souhaitant changer de prénom doit faire appel à un avocat et déposer une requête auprès du juge aux affaires familiales du Tribunal de grande instance. C’est une procédure qui aboutit très souvent de manière favorable : environ 92% des demandes sont acceptées, et certains juges ont pu proposer de la «déjudiciariser», proposition reprise dans un rapport officiel [Guinchard, 2008, p.67].

C’est une procédure qui, pour le sociologue, est susceptible de révéler un pan méconnu de la construction identitaire. L’enquête cherche donc à saisir comment une technique d’identification (le prénom fixe), utilisée par l’Etat pour s’assurer de l’identité de citoyen, devient pour les individus ainsi identifiés un moyen d’assurer leur identité personnelle. Le prénom est, entre le début du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, devenu cette chose fixe, immuable pour l’État et pour les individus. Et ces derniers se sont de plus en plus appuyés sur le prénom pour se résumer.

Le prénom (qui prend, avec la sécularisation de l’état civil au moment de la Révolution, la succession du «nom de baptême»), est défini dans le droit du XIXe siècle comme immuable : alors qu’il était possible de changer de nom, le changement de prénom n’était pas prévu. Même si, au cours du XIXe siècle, les études historiques montrent qu’était répandue l’habitude d’utiliser d’autres prénoms que ceux déclarés à la naissance, de manière croissante, c’est le prénom de l’acte de naissance qui devient le prénom d’usage. Au milieu du XXe siècle, Jean Carbonnier [Carbonnier, 1957] remarque « une montée du prénom dans le droit, en corrélation avec une montée dans les mœurs » : l’individu social se décrit par son prénom, et non plus uniquement par son nom de famille.

Si le prénom nous résume, encore faut-il que ce soit le «véritable» prénom. Les interrogations sociologiques nombreuses sur l’impératif d’authenticité -- sur l’exigence d’être « soi-même » -- pourraient laisser entendre qu’il est à origine des demandes de changement de prénom. Changer de prénom apparaîtrait comme une forme parfaite d’auto-engendrement du soi : « au lieu de porter un prénom choisi par un autre, je porte celui que je me donne ». Mais l’enquête, qui a fait le pari qu’il est possible d’étudier cette interface entre revendications personnelles et validation par la justice, révèle une situation bien plus complexe.

Par différence avec une approche strictement juridique, l’enquête menée ici visait à saisir les arguments utilisés par les requérants et les armes à leur disposition pour faire valider leurs demandes. Mais elle s’intéressait aussi aux prénoms eux-mêmes

Dispositif d’enquête

L’enquête combine méthodes qualitatives et méthodes quantitatives et doit être perçue comme une « ethnographie armée par les statistiques » [Gramain & Weber, 2001; Weber, 1995]. L’enquête de terrain s’est déployée principalement dans quatre tribunaux.
1- Parce que cette procédure était principalement connue à travers les commentaires d’arrêts des Cours d’appel, une lecture extensive de la jurisprudence a été accomplie, ainsi que la

lecture d’un peu plus de 250 arrêts de cours d’appel disponibles sur Lexis-Nexis. Cela a permis de comprendre l’histoire récente des changements de prénom, qui sont possibles depuis une loi de 1955 (loi révisée en 1993). Cette jurisprudence est riche, souvent répétitive, ce dont peuvent se plaindre certains commentateurs.

2- L’enquête s’est ensuite concentrée sur quatre tribunaux, choisis pour leur taille, leur accessibilité et la variété de la composition sociale de la population de leur ressort. Deux de ces tribunaux ont été choisis parce qu’ils traitent un grand nombre de dossiers. Le tribunal 1 a été choisi dans une métropole bien plus « bourgeoise » que les ressorts des autres tribunaux. Le tribunal 2 dans une banlieue populaire, région d’arrivée de nombreux migrants. Les tribunaux 3 et 4 ont été choisis après avoir commencé à analyser les dossiers des tribunaux 1 et 2 : ils traitent moins de dossiers (deux à trois fois moins que le tribunal 2). Les caractéristiques sociales de la population du ressort de ces tribunaux ressemblent à celles du tribunal 2, tout en couvrant aussi des communes plus rurales. Les quatre tribunaux sont du ressort de la même cour d’appel. Ces tribunaux restent, par comparaison avec l’ensemble des TGI, de «gros» tribunaux: en 2009, 107 TGI ont traité moins de 10 demandes de changement de prénom chacun, alors que le plus « petit » des quatre tribunaux étudiés traite un peu moins de trente dossiers par an.

L’enquête a déployé une méthodologie diversifiée : les dossiers ont été pris en notes et ont fait l’objet d’un premier traitement quantitatif. Plusieurs dizaines d’audiences ont fait l’objet d’observations et les interactions entre requérants, avocats et magistrats ont été pris en note. Dans ces tribunaux, il fut possible d’avoir accès à l’équivalent d’un an de dossiers en changement de prénom. Au total, 541 dossiers (composés d’une requête, d’attestations, du jugement, de notes diverses) ont été pris en note et synthétisés dans une base de données. Ont été insérés dans la base de données, pour chaque dossier, le prénom de départ, le prénom demandé, l’année de naissance, le pays de naissance du demandeur, sa profession, des données similaires sur les parents (pays de naissance, profession) ou sur le conjoint (prénom et profession). Quand l’information était disponible, le nombre et le prénom des enfants ont été recueillis. Le sexe de l’avocat, le nombre de pages de la requête, le texte de la requête, l’avis du parquet, le jugement, le sexe du juge... ont été de même recueillis.

Des entretiens formels et informels avec des juges, des procureurs et des avocats viennent compléter les données recueillies pendant l’observation de plusieurs dizaines d’audiences.

Une lente libéralisation

Les principaux résultats de cette recherche viennent d’abord confirmer la poursuite d’un processus de libéralisation entamé au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Les prénoms deviennent ainsi un objet manipulable par des individus qui peuvent désormais choisir librement un prénom pour leur enfant, et, s’ils le souhaitent, changer de prénom relativement facilement.

Les grandes étapes de cette libéralisation sont lues comme résultant de l’action du législateur, du pouvoir exécutif et de la Cour de cassation. En 1949 et 1950 deux lois viennent rendre possible des modifications limitées du prénom (dans le cas d’adoption ou de naturalisation). En 1955 il devient possible de demander à changer de prénom. Au milieu des années 1960, la Cour de cassation, devant des arrêts très sévères des différentes cours d’appel ne reconnaissant pas d’intérêt légitime au changement de prénom, définit cet intérêt comme « l’intérêt d’un individu de vivre normalement en société ». En 1966 l’Instruction générale relative à l’état civil enjoint les officiers d’état civil à adopter une position libérale lors de la

déclaration des prénoms par les parents. Dans les années soixante-dix, « l’intérêt légitime » s’étend : l’usage prolongé d’un prénom suffit, même s’il faut à la Cour de cassation plusieurs arrêts pour imposer cette extension. En 1993 la procédure est simplifiée, et s’inscrit en parallèle avec la grande liberté donnée aux parents dans le choix du prénom de leur enfant. Mais cette libéralisation peut être vue sous un autre angle, comme une série de conflits entre deux fonctions confiées aux prénoms, une fonction « dénotative » (qui permet de s’assurer de l’identité d’une personne) et une fonction « connotative » (qui attribue aux porteurs de prénoms certaines caractéristiques sociales: genre, âge...). L’immutabilité des noms et prénoms était d’autant plus nécessaire que ces noms et prénoms étaient les outils principaux pour identifier les citoyens. De nos jours, à l’état civil se sont ajoutés d’autres dispositifs d’identification (numéro de sécurité sociale...) et le prénom apparaît moins essentiel.

Les dossiers

L’étude des caractéristiques des dossiers révèle que celles et ceux qui demandent à changer de prénom (autant d’hommes que de femmes) sont âgés de 18 à plus de 80 ans... et qu’entre un cinquième et un quart des demandes porte sur les prénoms de mineurs.
Plus des deux tiers des demandeurs sont nés en France (un tiers est né à l’étranger). Et pour plus de six demandeurs sur dix, les deux parents sont nés à l’étranger. Le changement de prénom apparaît donc comme la poursuite, à la génération suivante, d’un processus migratoire ayant conduit à bouleverser les identités. Dans un dossier sur deux, on peut distinguer clairement un jeu sur l’identité nationale : les demandes portent sur le passage d’un prénom perçu comme étranger à un prénom perçu comme français (un tiers des dossiers) ou sur le mouvement inverse (un dossier sur cinq).

L’état civil et la narration de soi

Les demandes de changement de prénom révèlent des usages « vernaculaires » de l’état civil, où le dispositif étatique d’identification est repris, réinterprété, comme un dispositif de soutien de l’identité personnelle. Les jugements et les notes d’audience révèlent que les magistrats ne sont pas insensibles à cette conception. Aujourd’hui l’état civil et ses catégories sont utilisés comme moyen de déclarer son identité personnelle, de dire qui l’on est, et le changement de prénom sert ainsi à régulariser son pseudonyme professionnel, à marquer l’entrée dans une famille, mais aussi à assurer son identité individuelle (quand le prénom abandonné ne suffisait pas à individualiser).

L’acte de naissance n’est pas perçu par les demandeurs comme un instrument, pour l’État, d’identification des personnes et des citoyens, il est vu et utilisé comme un support narratif, permettant de dire l’histoire de la famille ou celle de l’individu. Modifier l’acte de naissance apparaît alors comme un moyen de rétablir la vérité de son histoire. La procédure en changement de prénom favorise un usage narratif de l’état civil. Au cours de la procédure en changement de prénom, les demandeurs vont devoir se situer – situer leur identité personnelle – au regard des formes de l’état civil. Les différentes composantes – requêtes, copies des actes de naissance et de mariage, attestations, et collection de papiers divers retraçant les usages du prénom – ainsi que l’audience, sont porteuses d’une description de l’histoire d’un individu, en des termes proches de ceux de l’état civil.

Ces usages se perçoivent bien dans les demandes déposées par certaines personnes, artistes, écrivains, psychanalystes, « coachs », mannequins, astrologues, qui sont professionnellement connues sous un pseudonyme, souvent choisi, qui finit par les représenter dans toutes les situations de la vie. Leur prénom de naissance ne les identifie plus, il ne dénote rien, alors que

leur pseudonyme les résume. Ces mêmes usages se repèrent aisément quand le prénom sert explicitement à matérialiser la filiation. Les prénoms, parce qu’il ne sont pas de simples numéros d’enregistrement, servent parfois à inscrire l’enfant dans les lignées familiales, en rappelant, par leur connotation ou leur sonorité, telle ou telle personne.

Face à ces demandes, les magistrats vont parfois poursuivre l’usage narratif, en souhaitant que les demandeurs « gardent une trace » de leur histoire par l’adjonction d’un prénom plutôt que par la suppression du prénom de naissance : ces magistrats embrassent finalement les usages « connotatifs » du prénom.

Un corps pour l’état civil

L’individu de l’état civil est sans corps. Qu’elle ait les cheveux noirs ou blond, qu’il ait la peau mate ou claire, les yeux gris ou marrons... ne change rien à son état civil. Les personnes sont en effet identifiées par d’autres caractéristiques que leur corps. Mais le corps n’est pas totalement absent de l’état civil. Le prénom connote certaines propriétés corporelles : une ethnicité, un sexe, mais aussi, souvent, un âge. Les changements de prénom vont donc mettre en scène le corps : l’apparence, la matérialité du corps, la « tête », le « visage »... ne cessent d’être mentionnés, dans les requêtes, les attestations, les audiences... mais aussi, parfois, dans les jugements produits. Le travail des différents acteurs cherche ici à faire coïncider ce que le prénom connote et le corps des requérants.

Un dossier sur dix environ concerne des personnes qui considère que le genre de leur prénom ne correspond pas à leur sexe. Ce sont très rarement des personnes « transsexuelles », beaucoup plus souvent des personnes (Dominique, Dylane, Emanuele) qui voient leur sexe être confondu en raison des connotations associées à leur prénom.

C’est principalement «l’âge» du prénom que les demandes cherchent à rectifier. Les requérantes renoncent volontiers à des prénoms se terminant en « -ette » (Claudette, Paulette...). Et les trois quart des requérants et requérantes cherchent à prendre un prénom plus récent que celui qu’ils abandonnent : Christophe cherche à devenir Téo, Sylvie à devenir Florine.

Enfin, principalement au cours des audiences, quand les requérants prennent la parole, le corps est mobilisé : « je n’ai pas la tête de mon prénom », disent-ils en indiquant qu’à tel prénom est associé tel corps, et à tel autre tel autre corps.
Elément extra-juridique, situé hors de l’état civil, le corps n’apparaît plus dans les jugements : c’est la difficulté à vivre qui peut être mentionnée plus que l’apparence physique du demandeur.

L’état civil concurrencé

Les dossiers de changement de prénom montrent aussi que l’état civil n’a plus le monopole de l’identification des citoyens. L’identification se faisant souvent à distance et grâce aux papiers, le monde contemporain se caractérise par une relative concurrence entre modes d’identification : l’identification « traditionnelle », de face-à-face, n’a pas disparu et reste au principe d’appellations distinctes de l’état civil ; des institutions variées reconnaissent à leurs membres des droits et reconnaissent ces membres grâce à des formes d’identification spécifiques, parfois plus souples que l’état civil, sur lesquelles vont s’appuyer celles et ceux qui cherchent à changer de prénom. Dans la vie quotidienne, l’identité repose sur toute une série de papiers, qui, souvent, s’appuient sur des institutions économiques (banques, entreprises de transport...). L’étude de la procédure de changement de prénom permet de mettre en lumière cette concurrence contemporaine entre dispositifs d’identification. Changer

de prénom, c’est ainsi, souvent, faire reconnaître à l’État un prénom que des institutions économiques ont déjà accepté.
Ici, les changements de prénom ne résultent pas de conflits de connotations, mais de luttes de dénotations : les requérants sont identifiés par un prénom dans un contexte, identifié par un autre prénom dans un autre contexte.

La procédure de changement de prénom permet de souligner les dispositifs sur lesquels s’appuient des pratiques d’identification « non-étatiques ». Les dossiers contiennent en effet de nombreuses attestations, témoignages écrits que la personne cherchant à changer de prénom porte bien, auprès de ses proches, un autre prénom que celui de son acte de naissance. Ces attestants sont plus souvent des amis que des parents. Les dossiers contiennent aussi des « papiers », qui mettent en scène, indirectement, des institutions ayant besoin de connaître l’identité des personnes. L’état civil est concurrencé. Certains juristes (Bruggeman 2008, 35) l’avaient déjà remarqué, par exemple en montrant que la suppression des « fiches d’état civil » (utilisées fréquemment jusqu’à leur suppression en 2001) « s’est (...) traduit par une multiplication des modes de preuve concurrents de l’état des personnes », modes de preuves parfois « purement privés ». Et les dossiers des demandes de changement de prénom montrent eux aussi la multiplicité des modalités de l’identification dans les sociétés contemporaines.

De manière intéressante, ces institutions diverses (employeurs, banques, écoles, fisc, sécurité sociale, entreprises de vente par correspondance...) acceptent plus facilement que l’Etat des identités d’usage : les requérants vont se servir de cette souplesse pour faire plier l’état civil, et ainsi, paradoxalement, donner à leur identité la force et la garantie de stabilité que confère encore aujourd’hui l’état civil au prénom.

In fine soit l’état civil « gagne » (et les personnes se plient au prénom qui se trouve sur leur acte de naissance), soit il est gagnant (il est impossible d’en faire abstraction, il est nécessaire de modifier l’acte de naissance pour résoudre ses problèmes). Les usages narratifs et les usages de concurrence conduisent au constat que les catégories de l’état civil (du moins le prénom) se sont imposées dans la vie des individus, que leur monde vécu est « colonisé » par ces catégories, que la « morale d’état civil » n’est pas simplement la volonté de revendiquer une identité stable, elle consiste aussi à lutter avec l’état civil pour lui faire accepter une autre identité.

Prénom et nation

La construction des identités nationales, en Europe, à partir du XVIIIe siècle, a reposé sur un « kit culturel » : exaltation des paysages, mémoire des héros mythiques ou historiques, création de musées folkloriques, codification d’une langue... Dans ce kit, il est possible d’ajouter les prénoms et les noms de famille, utilisés comme éléments permettant de distinguer les nationaux des autres. L’élément culturel n’est pas le seul : un encadrement juridique vient, dans la deuxième partie du XIXe siècle, cristalliser certaines pratiques. Le renforcement du droit de la nationalité, la mise en place de régimes de protection sociale sur une base nationale... viennent fixer l’identité onomastique des personnes.

Dans les sociétés contemporaines donc, les décisions onomastiques d’un État-nation vont avoir des conséquences sur les décisions possibles des autres États-nations. Ceci est renforcé par deux éléments: le rôle que les prénoms continuent de jouer dans les politiques nationalistes, et l’internationalisation de l’état civil.

Les demandes de changement de prénoms se trouvent prises à l’intérieur de ces tensions entre un état civil devant assurer l’existence transnationale des personnes (et où le prénom assure sa

fonction dénotative) et des habitudes séculaires reliant identité nominale et identité nationale (la fonction connotative du prénom). Dans certains cas (Maroc, Turquie...) les prénoms doivent respecter certaines règles, et un enfant ne pourra être inscrit à l’état civil qu’à certaines conditions. Les parents souhaitant que leur enfant puisse disposer de plusieurs nationalités – un atout dans un monde où les déplacements se multiplient – demandent alors parfois à changer le prénom d’un enfant – né en France mais dont le prénom ne satisfait pas aux exigences du pays de naissance des parents.

Une partie des dossiers met directement en scène « l’identité nationale ». Un tiers des dossiers concerne des personnes qui souhaitent, souvent explicitement, « franciser » leur prénom pour « s’intégrer » encore plus à la communauté nationale. 10% des dossiers (37% des dossiers de requérants ayant acquis la nationalité française) sont plus complexes : il s’agit ici de personnes qui ont déjà francisé leur prénom, au cours de la naturalisation, et qui souhaitent revenir au prénom de naissance.

Le rapport à l’identité nationale est donc particulièrement mis en lumière dans les changements de prénom. Les prénoms ont été « nationalisés », et par le biais des prénoms, certains États tentent toujours de garder une emprise sur leurs nationaux, en reliant en pratique, dans les routines administratives, prénom et appartenance nationale. Prendre un prénom « d’ailleurs » apparaît alors non plus comme permettant l’accès stratégique à des ressources, mais comme une forme de traitrise. En France, pendant deux siècles (1803-1993), prénoms et identité nationale ont été plus ou moins lâchement liés. La libéralisation du choix du prénom, et la facilitation des changements de prénom n’ont pas fait disparaître en quelques années ce qui s’était constitué en routine. De plus, les critères restreints autorisant le changement de nom de famille relient toujours identité onomastique et identité nationale.

Pistes de réflexions

Le changement de prénom est un révélateur. Il ne concerne directement qu’un peu moins de 3000 personnes par an, mais ces personnes témoignent du rôle quotidien des formes de l’état civil dans leurs vies, et indirectement du rôle quotidien de l’état civil dans nos vies. Le prénom sert à marquer la filiation, le genre, la religion ou le pays des ascendants, il sert aussi de moyen d’identification individuelle. Du trouble dans l’une de ces dimensions, et ce sont des arrangements quotidiens avec l’état civil qu’il faut construire et reconstruire, à chaque nouvelle interaction.

Jean Carbonnier, en 1957, pensait repérer une «montée du prénom dans le droit» (Carbonnier 1957). Mais cette « montée » s’interprète plutôt aujourd’hui, soixante ans après, comme un assouplissement des règles de choix du prénom, ou des règles de changement du prénom. Il est alors possible de proposer, comme le faisaient différents juges aux affaires familiales, une déjudiciarisation partielle de la procédure.

Une déjudiciarisation partielle

Face à la libéralisation, divers juristes ont mentionné l’encombrement possible des tribunaux. Mais les pays ayant libéralisé le changement de prénom (comme la Belgique) ou ayant un droit très libéral (comme les Etats-Unis) n’ont pas connu de situation ingérable : enserré en permanence par des rappels du prénom, et toute une série d’identifications cristallisées, le changement de prénom requiert un travail important de la part de celui ou celle qui désire en changer. L’individu social ne change pas d’identité à sa guise.

Mais la déjudiciarisation ne pourrait être que partielle : l’organisation matérielle de l’état civil en France, sur une base communale, rend impensable une déjudiciarisation complète. Il suffit d’imaginer un homme, deux fois marié, père de trois enfants : ce sont peut-être six mairies différentes qu’il sera nécessaire de contacter afin d’assurer la transcription sur les actes de naissance.

La poursuite de l’enquête

Deux directions s’ouvrent.
1- En s’étant appuyé sur les dossiers et l’observation du travail dans les tribunaux, les requérants ont été laissés de côté : leur parole n’a été recueillie que par le filtre de l’audience. Il sera important de laisser la parole aux requérants, afin de saisir d’autres logiques, d’autres stratégies que celles qui visent à faire valider, par une institution, une revendication individuelle. Les dossiers, les requêtes, les attestations, le filtre de l’avocat... cachent probablement des demandes qui n’entrent pas dans le cadre jurisprudentiel.
2- Il s’agit aussi d’étudier bien plus précisément la base de données portant sur 541 dossiers (complets ou partiels). Cette base n’a été finalisée que début octobre, après un travail sur les archives d’un quatrième tribunal. Ce temps nécessaire à l’enquête ethnographique doit laisser la place, maintenant, au temps de l’enquête statistique.